LES CLEFS DU SEIGNEUR DES ANNEAUX
Mais Tolkien ne s’arrête pas en si bon chemin. Si à ses yeux, l’attrait du pouvoir demeure le pêché majeur, il s’intéresse également à d’autres manifestations du Mal.
La Fin ne peut justifier les moyens
Par exemple, faut-il considérer que Boromir devient foncièrement mauvais parce qu’il tente d’arracher l’Anneau à Frodon ? Car dans l’esprit du guerrier, c’est quand même pour combattre Sauron qu’il veut utiliser ses pouvoirs … et donc pour la bonne cause ! La réponse de Tolkien est pourtant sans ambiguïté : en aucun cas la fin ne peut justifier les moyens… car des moyens mauvais finissent toujours par vous corrompre !
Dès lors, qu’importent les « bonnes » intensions de Boromir, il a manifestement succombé à l’emprise du Mal quand il tente d’arracher l’anneau à Frodon. Sa condamnation sera sans appel : malgré son repentir, il trouvera la mort. Mais c’est par la voix de Faramir, le propre frère de Boromir, que Tolkien explicite davantage sa vision des choses. Tenté à son tour par l’utilisation de l’Anneau, il le rejette finalement. Car il ne voudrait pas voir son peuple victorieux grâce à l’Anneau, quand bien même il « règnerait avec douceur sur des esclaves consentants ». Pour Tolkien, il est en effet toujours dangereux de vouloir imposer le bien. S’en réclamer, c’est d’abord accepter les choix d’autrui, de laisser à chacun le plein usage de son libre-arbitre.
L’asservissement des esprits
Tous les moyens ne sont donc pas bons : il faut les mesurer à l’aune du respect des libertés individuelles. Ce qui nous amène tout naturellement à cette autre manifestation du Mal dénoncée par Tolkien : la privation de la liberté de penser.
Si Sauron est l’incarnation des Ténèbres dans le SDA, c’est certes parce qu’il veut régner en maître sur la Terre du Milieu et réduire en esclavage tous les peuples et créatures qui l’habitent. Mais pour Tolkien, la privation « physique » de liberté n’est pas tout : l’asservissement des esprits est pire encore. Car priver quiconque de son libre arbitre revient à lui ôter la possibilité même de choisir son camp.
Prenez le cas des hordes de Sauron : Orques, Trolls et la sarabande de créatures qui le servent. À l’image des Uruk Haï qui (dans le film) dévorent dès leur naissance ceux qui les ont mis au monde, ces monstres sont bien foncièrement mauvais. Mais c’est le résultat d’une double emprise du Mal sur leur espèce : d’abord, ce sont des créatures dénaturées, les fruits d’abominables perversions génétiques. Mais ce sont aussi des créatures réduites en esclavages depuis des temps immémoriaux : créées et dressées par le Mal, au service du Mal, elles sont par essence privées de ce libre arbitre qui leur permettrait (éventuellement) de s’en affranchir. Certes, elles peuvent encore faire des choix, mais ils sont purement égoïstes, comme en témoignent les bagarres incessantes entre clans ou individus qui émaillent le SDA. Inversement, les comportements héroïques qu’on observe durant les batailles du côté des peuples libres sont révélateurs : dans les pires situations, chacun demeure libre de choisir de combattre jusqu’à la mort… ou de rebrousser chemin, comme c’est le cas de certains Humains dans Le Retour du Roi.
Mais c’est sans doute l’une des plus poignantes, des plus dramatiques scènes de tout le SDA qui montre définitivement l’impact du Mal sur les esprits. On la trouve dans le deuxième roman et Peter Jackson, qui a compris son importance, en a fait une mise en scène magistrale dans son film. Cette fois, c’est Gollum qui livre un véritable combat intérieur, peu avant de pénétrer dans le Mordor (le pays de Sauron) en compagnie de Frodon et Sam. Afin de reconquérir l’Anneau, son « trésor », le côté obscur de la créature veut se débarrasser des deux Hobbits en les entraînant dans un piège. Mais Frodon ayant été clément avec lui, le peu d’« humanité » qui demeure en Gollum tente de l’en dissuader. Résultat : une scène choc où s’instaure un dialogue entre les deux facettes de Gollum, l’une sympathique et touchante, l’autre effrayante et sournoise. Preuve qu’il possède encore une étincelle de libre-arbitre, sans quoi nulle hésitation n’aurait été possible.
Hélas, l’intervention — un peu rude — de Sam fera pencher la créature du mauvais coté. Mais plus qu’un choix délibéré de Gollum, c’est de fait sa nature corrompue par l’Anneau — qu’il a possédé plus de 500 ans ! — qui l’interdit de débattre davantage. Il est esclave de lui-même, de son égoïsme, de son attrait pour son « trésor ». Et la créature de conclure en aparté :
« Peut-être qu’on deviendra très fort plus grand que les Esprits.
Le Seigneur Sméagol ? Gollum le Grand ? Le Gollum ! »
« Pour moi, c’est peut-être le passage le plus tragique du récit », écrira Tolkien. Car Sam, échaudé par le comportement passé de Gollum, est alors incapable d’éprouver la moindre compassion, et donc de comprendre que la créature était peut-être en passe de se racheter. Mais il est hélas trop tard, « l’instant fugitif est irrémédiablement passé » : Gollum ne sortira plus des ténèbres où l’Anneau l’a entraîné.
Enfin, pour ne pas vous priver de la surprise qu’offre le spectaculaire dénouement de la quête de l’Anneau, disons simplement que Frodon connaîtra lui aussi une épreuve radicale. Et c’est peu dire que Tolkien a mis le paquet ! En soumettant le Hobbit aux pires privations, à la déchéance physique et morale, il extirpe peu à peu ce qui fait de lui un être libre de penser et d’agir. Parviendra-t-il au sommet de la Montagne du Destin ? Saura-t-il mener sa quête jusqu’à son terme ? La réponse de Tolkien est d’une force telle qu’elle nous renvoie aux pires heures de l’humanité, et notamment aux guerres du XXème siècle qui l’ont tant marqué. Une autre « clef » que nous évoquerons par ailleurs afin de laisser la surprise à ceux qui souhaiteraient d’abord la découvrir dans l’œuvre ou dans le film.
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